• Dupond-Moretti : bras du déshonneur

    Qui a dit qu'on s'ennuyait à l'Assemblée Nationale ?

    Si le plus souvent les débats parlementaires suscitent plus d'ennui (au point de pousser certains députés et ministres à piquer un petit roupillon), d'autres resteront dans l'histoire du Palais Bourbon pour la qualité des joutes oratoires voire leur drôlerie, telle la saillie de Clémenceau.

    Et il y a les autres moments, pitoyables et honteux, de plus en plus nombreux depuis l'élection du "disruptif" Macron qui n'a jamais caché son mépris des deux chambres parlementaires. Obstruction du travail des Comissions (affaire Benalla sous la présidence de Yaël Braun-Pivet), Véran, alors ministre de la Santé, qui rejette le vote de l'Assemblée et "chasse" les députés du Parlement, invectives voire propos injurieux, du banc du Gouvernement aux rangs de l'hémicycle c'est un déferlement d'incivilité, voire pire.

    Le dernier épisode en date en dit long sur l'état de déliquescence de la vie parlementaire depuis quelques temps : le bras d'honneur d'Éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux.


    7 mars 2023 (Mylène Deroche pour MAXPPP)

    Le dérapage d'un ministre contesté

    Nombreux sont ceux qui, de la majorité à l'opposition en passant par l'Ordre des Avocats, accueillirent la nomination de Dupond-Moretti au poste de Garde des Sceaux le 6 juillet 2020, avec défiance voire hostilité.
    Certains y virent même la patte de Brigitte Macron, tombée sous le charme de celui qui fut surnommé Acquittator dans les prétoires lors d'une représentation théâtrale en février 2019.

    Quant à l'intéressé, dès 2018 c'est avec amusement et conviction qu'il rejetait l'idée d'être ministre comme en témoignent ses déclarations à Marianne ou sur le plateau de LCI.

    Ce n'est pas mon métier. Il faut en avaler des couleuvres pour faire de la politique. D'abord il faut être d'accord avec tous les copains du gouvernement auquel on appartient soi-même. Et il faut manger son chapeau de temps en temps [...]
    Je n'ai pas les compétences. Je n'aimerais pas faire ça.

     Tonitruant, brutal et souvent irrévérencieux sauf envers le couple Macron sur lequel il ne tarit pas d'éloges, Dupond-Moretti, prophétique, déclarait également

    Personne ne me le proposera. Ce serait un bordel ! Personne n'aurait l'idée sotte, totalement saugrenue, incongrue, invraisemblable de me proposer cela...

    Les raisons de la colère du ministre

    Lors de la séance du lundi 6 mars, Aurore Bergé présente un texte de loi proposé quelques jours après le retour du député LFI Adrien Quatennens, visant à frapper d'une peine d'inéligibilité les auteurs de violences. Elle présente ainsi sa proposition :

    Je suis très heureuse de vous présenter la proposition de loi de mon groupe qui permet, je crois, de répondre aux attentes fortes de nos concitoyens quant à la dignité et l’exemplarité des élus.1

    Si les concitoyens en question se gondolent (pour peu qu'ils aient en mémoire le nombre de casseroles que trimbalent une trentaine de membres de la majorité présidentielles, entre condamnations et mises en examen), les bancs des oppositions dénoncent en chœur le caractère opportuniste de ce texte, ce que le président du groupe LR, Olivier Marleix va exprimer à voix haute.

    Olivier Marleix, président du groupe LR à l'Assemblée Nationale

    Avant de nous présenter ce texte, madame Bergé, votre majorité aurait gagné à s’offrir une séance d’introspection sur le thème : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.

    Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la remarque de Caroline Abadie (RE) que je trouve personnellement cynique, mais qui porte à elle seule l'explication d'une défiance de plus en plus forte de l'opinion publique envers les politiciens de tout bord.

    Justice et morale ne sont pas la même chose !1

    Mais revenons aux propos d'Olivier Marleix qui passe en revue la batterie de casseroles des macronistes et qui vont provoquer la réaction épidermique de Dupond-Moretti.

    Il faut dire que vous avez de quoi faire en la matière : onze condamnations au sein de la majorité, dont l’une pour des faits de violences envers une ex-compagne – le bureau de l’Assemblée nationale ayant d’ailleurs refusé de lever l’immunité parlementaire du député concerné – et une autre concernant un député condamné pour harcèlement sexuel envers une collaboratrice. [...]
    Huit mises en examen, dont celles du secrétaire général de la présidence de la République – excusez du peu ! – et de l’actuel garde des sceaux – pardonnez-moi, monsieur le ministre – accusés l’un et l’autre de prise illégale d’intérêts. Douze enquêtes en cours, dont l’une concerne le ministre du travail, visé par une accusation de favoritisme.1

    Sur les bancs du gouvernement, Éric Dupond-Moretti s'agite, visiblement furibard.
    Décidément en forme ce jour-là Marleix, un peu ironique propose que la mesure proposée par Aurore Bergé soit appliquée à d'autres délits, avant de conclure.

    C’est pourquoi, même si nous regrettons l’opportunisme de ce texte, nous ne nous y opposerons pas.

    Mais pour le Garde des Sceaux, c'en est trop ! Il vitupère.

    Et la présomption d’innocence, monsieur le député, qu’est-ce que vous en faites ?

    Il réitère sa question et souligne sa question de deux bras d'honneur, plus exactement deux et demi comme le montre la vidéo capturée par le Parisien.

    La séquence qui suivra est surréaliste.

    Des excuses aux forceps

    Sur les bancs clairsemés, c'est un tollé général, des bancs de la NUPES à ceux du RN pour une fois unanimes. "Ministre des voyous", "racaille", ce n'est plus la ZAD mais la "téci" !
    Olivier Marleix ayant momentanément quitté l'hémicycle, c'est le député Patrick Hetzel qui demande à la vice-présidente un rappel au règlement.

    A ce moment là il est clair que non seulement Dupond-Moretti n'a pas l'intention de présenter la moindre excuse mais que, au contraire, il assume pleinement. On peut cependant s'étonner, venant d'un as des prétoires, de l'explication oiseuse du ministre, explication dont seule la mauvaise foi semble convaincre. 

    Pendant cette deuxième suspension de séance, c'est le grand branle-bas de combat dans la Cour d'Honneur autour d'un Dupond-Moretti qui ne décolère pas et pour qui il est hors de question de présenter la moindre excuse.
    Autour de lui, Aurore Bergé (présidente du groupe RE), son vice-président Sylvain Maillard, le député Florent Boudié et le ministre des relations avec le Parlement, Franck Riester et Yaël Braun-Pivet, présidente de l'Assemblée, revenue en catastrophe. 
    Un témoin raconte la scène à Médiapart2.

    C’était surréaliste. Il est parti en toupie, c’était impossible de le faire redescendre [...] J’ai vraiment cru qu’il allait tout plaquer.

    Car Dupond-Moretti n'en démord pas : il préfère aller à l'Élysée présenter sa démission plutôt qu'à l'Assemblée présenter ses excuses.
    Finalement, le Garde des Sceaux, "affecté" finira par présenter des excuses plus poussives que sincères.

    Dupond-Moretti avait-il le choix ?
    Pas vraiment car dans le pénible feuilleton de la réforme des retraites, le Gouvernement a absolument besoin des voix du groupe LR pour se constituer une majorité et tenter d'éviter un nouveau recours au 49.3. Autant dire que les bras d'honneur font tache dans la grande séquence de câlinothérapie lancée à destination des Républicains par l'exécutif.

    La République En Miettes (LREM)

    Au delà du simple incident de séance, cette séquence pose plusieurs questions de fond, des questions graves quant au fonctionnement des institutions depuis près d'une décennie.

    Un ministre ne devrait pas faire ça

    Ce n'est pas le premier incident de séance et ce n'est certainement pas le dernier ! Nos députés nous ont souvent offert des spectacles à peine dignes de cours de récréation. Des invectives, des noms d'oiseau, il y en a eu mais, de mémoire, je n'avais jamais vu cela : un ministre faisant un puis deux bras d'honneur à un parlementaire, c'était inédit jusqu'à ce jour.

    Ces deux dernières législatures ont été marquées par des incidents à répétition et si on y était relativement habitués sur les bans de la députation, on l'était beaucoup moins sur les bancs du gouvernement. Ministres invectivant directement un parlementaire, rejetant un vote défavorable en faisant revoter un texte (pass sanitaire), ça fait déjà beaucoup trop dans une démocratie saine.

    Avec Dupont-Moretti on a franchi un pas de géant : l'obscénité du geste accompagne le total irrespect de l'institution et des règles parlementaires. 
    Sur les bancs de l'opposition, on est à peine étonné.

    Pas de sanctions pour le(s) ministre(s)

    Comme le souligne un député LR, un député LFI aurait été immédiatement sanctionné, et gravement, conformément au règlement de l'Assemblée. 
    Le hic est que les "rappels au règlement" peuvent se multiplier sur les bancs de la députation, la Chambre basse du Parlement qui prend les sanctions à l'encontre des députés n'a pas de pouvoir concernant les membres du gouvernement.

    Que risque Dupond-Moretti ?

    Le seul risque serait qu'Olivier Marleix dépose plainte, pour violation de l'article 433-5 du Code Pénal, à l'encontre du Garde des Sceaux qui, en tant que ministre, relève de la Cour de Justice de la République, seule habilitée à juger un ministre. Si il n'y a pas de dépôt de plainte, le procureur général près la Cour de cassation peut s'autosaisir, après accord de la commission des requêtes de la C.J.R..
    Et qui est le "patron" de ce machin ? Dupond-Moretti. 
    Autant dire qu'il peut dormir tranquille.

    Si Olivier Faure tout comme Marine le Pen en appelle à la Première ministre, c'est qu'elle serait la seule à, éventuellement, pouvoir prendre une décision politique à l'encontre de son ministre de la Justice.
    Élisabeth Borne a décroché son téléphone pour morigéner le Garde des Sceaux, comme on reprend un vilain garnement, pour lui dire qu'un tel geste n'a pas sa place dans l'Hémicycle. 
    Mais la Première Ministre aurait dû recadrer l'éruptif ministre bien plus tôt car il est coutumier des comportements indignes de sa fonction et du lieu où ils se produisent.
    Ugo Bernalicis en a fait les frais : après avoir déposé plainte auprès le Parquet  National Financier, il s'est attiré les foudres de Dupond-Moretti qui non seulement a tenté de faire pression sur Mélenchon mais a aussi copieusement insulté  "ces petits merdeux" qui le "font chier", en hurlant dans les couloirs de l'Assemblée. Sans réaction de la part de la cheffe du Gouvernement.
    Autant dire que Dupond-Moretti, nommé et reconduit par le "fait du prince" Macron, n'a aucun souci à se faire.

    Mais comme je le dis plus haut, cet épisode pitoyable pose une question bien plus grave.

    "Justice et morale ne sont pas la même chose !"

    Cette phrase de Caroline Abadie (Renaissance) qui a priori visait à défendre le soldat Dupond-Moretti, a de quoi donner des hauts-de-cœur aux citoyens électeurs que nous sommes car elle souligne malgré elle les causes d'un rejet croissant des politiques par la population.

    Mais prenons ensemble la machine à remonter le temps.

    Promesse gravée dans le sable

    Nous sommes en mai 2017, en pleine campagne électorale. 
    Face à face un pro de la politique, François Fillon et un inconnu de la politique issu de la Finance adoubé en politique par le président François Hollande.

    En pleine campagne, un coup de tonnerre secoue le monde politique : l'hebdomadaire Le Canard Enchaîné jette un pavé dans la mare en révélant les emplois fictifs de Pénélope Fillon payés en bon argent public ainsi que des détournements de fonds publics. Le "père la rigueur" (pour les autres) est mis en examen en mars puis condamné en mai 20173.
    L'indignation est générale et devant la demande des électeurs pour plus de probité dans la vie politique, le candidat Emmanuel Macron se pose en chevalier blanc. Sur le plateau de France 2 le 2 mai 2017, interrogé par David Pujadas, le candidat Emmanuel Macron est catégorique.

     

     Une fois élu, Macron Emmanuel s'affranchira de cette promesse, sauf pour les éphémères ministres Modem aux premiers jours du premier quinquennat.
    Une petite phrase, prononcée sur LCI de l'ex ministre délégué aux comptes publics, Gabriel Attal, est passée inaperçue, ou presque.

    Nous avons une doctrine : quand un ministre est condamné, il quitte le gouvernement

    Cela change tout !
    Et de Richard Ferrand, ex président de l'Assemblée Nationale, à Dupond-Moretti en passant par Darmanin, Kholer, recenser les membres de la macronie faisant (ou ayant fait) l'objet d'enquêtes et/ou de mises en examen reviendrait à rédiger un bottin de malhonnêtetés diverses et variées.

    Le cas du Garde des Sceaux hérisse d'autant plus que peu nombreux sont ceux qui croit en l'indépendance du Parquet et qu'il a en main toutes les manettes pour influer sur des procédures en cours. De fait, sa légitimité est régulièrement remise en cause et ses "affaires" sont régulièrement évoquées, provoquant l'ire de l'intéressé.

    Un bras d'honneur à l'Égalité des justiciables.

    Toujours lors de cette séance, la députée Sandra Regol rappelle un principe auquel les citoyens électeurs sont attachés.

    L’exemplarité – je vous ai dit tout à l’heure qu’il s’agissait du premier mot de mon intervention, vous en avez désormais la preuve –, et la probité devraient être au cœur du contrat entre la population et les élus politiques. Mais affaire après affaire, non-lieu pour prescription après non-lieu pour prescription, condamnation après condamnation, ce contrat est de plus en plus mis à mal.

    Pour anecdotique que puisse paraître cet épisode, il conforte les citoyens dans leur défiance à l'encontre des politiques.
    Impunité pour les puissants, voire promotion, alors que les règles pour "ceux qui ne sont rien" se durcissent dans tous les domaines : le signal est de plus en plus désastreux.

    La Macronie a montré qu'elle appliquait les règles de "l'ancien monde", défendant ses privilèges au détriment de l'intérêt commun de la Nation.

    Dans un tel climat de défiance, l'exécutif a définitivement perdu la bataille de l'opinion en confirmant l'adage populaire "Tous pourris !".
    Au mieux il conforte les abstentionnistes, au pire, comme chez nos voisins européens, il pousse l'électorat vers des extrêmes, à droite plus probablement.
    Les Français n'aiment pas les bras d'honneur au contrat social qui faisait encore la force de notre démocratie lors de la première décennie de ce siècle.


     1 : extrait du compte-rendu de séance officiel de l'Assemblée Nationale.
    2 : article de Ilyes Ramdani pour Médiapart le 8 mars 2023
    3 : Le couple Fillon, condamné en première instance puis en appel, s'est pourvu en cassation en mai 2022

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